Geste et puissance

Là où se trouve la grâce, qu’importe la paix ou la guerre ?

Djalâl ad-Dîn Rûmi in Rubâi’yât

L’art du combat (extrait)

de Coralie Camilli

Or, occuper l’espace, prendre place, ordonner chaque chose selon sa place, voilà qui n’est pas un geste anodin: c’est d’une part le principe martial premier (chaque geste doit être à sa place, au bon moment et au bon endroit), mais, d’autre part, le geste (et l’agencement qu’il produit dans l’espace) est aussi ce par quoi commence la création. La Création du monde s’amorce en effet par l’ordonnancement des choses : «Au commencement », il y aurait eu le Ciel et la Terre, puis la lumière « premier jour », nous dit la Genèse. Il fallut ensuite les eaux, les herbes, les étoiles; il fallut d’autres jours, d’autres soirs et d’autres matins; il fallut retenir la mer dont les flots ne s’arrêtaient pas. Il fallut une place pour chaque élément.

Pour désigner la création des six premiers jours, le texte biblique, en hébreu, utilise le terme « Amira, Vayomer », c’est-à-dire « parole ». D-ieu « dit », « déclare », du verbe « Léémor, Omer », « dire ». En revanche, le septième jour, D-ieu ne dit plus rien. Au dernier moment de la Création, le texte n’utilise pas le verbe « dire » ; il le remplace par le verbe « Laassot », soit, en hébreu, agir, acter, accomplir ».

L’accomplissement du dernier instant est un acte, un agir: un geste. De surcroît, le geste arrive le dernier jour de la création, au moment où tout est accompli, où le monde existe déjà, où il n’y a plus rien à « faire ». Autrement dit, au moment où les facultés de création ne sont plus d’usage.

Le non-usage est ce qui fonde la définition de la puissance, et le geste advient à l’instant où il se manifeste, dans cette séquence.

Le septième jour est donc considéré comme jour de repos dans les religions monothéistes. À la question de savoir pourquoi D-ieu s’est reposé au bout de six jours, les commentaires talmudiques répondent que quelque chose a pourtant bien été créé le septième jour : la possibilité, la capacité, la potentialité de ne pas créer, le non-usage des facultés qui ont déjà fait œuvre. Autrement dit, la puissance.

La racine hébraïque du terme « Shabbat», utilisé pour désigner cette période de repos par non-usage des choses, est « Shev », d’où dérive « Lashévèt », « s’asseoir », ou encore « Shévita », « faire la grève ». Aussi, bien que couramment rendu par « repos », il désigne bien plutôt une abstention active voulue.

À la différence des mouvements, les gestes peuvent être objets de retenue, de rétention, d’abstention — forme la plus élevée de puissance. À la différence de la force, la puissance s’exerce sans faire usage de ses facultés.

Nous avons vu que le mouvement inscrit le temps dans un espace, une succession de points ajointés par le corps qui suit un tracé, un trajet, une trajectoire. Le geste, lui, objet d’une maîtrise, fruit d’une puissance, et non pas simplement résultat d’un ensemble de forces, introduit une dimension supplémentaire. Il est une mise en mouvement du corps qui vient défaire le temps mécanique du mouvement. En ce sens, il est mobilisation du corps dans la fulgurance d’un seul instant – — instant qui ne se laisse pas inscrire dans une temporalité réduite à une sommation de points mécaniques, mathématiques, spatiaux. Le geste ne fait pas appel à l’attention; il est intuition. Il ne ne mobilise pas des techniques déjà apprises; il les recrée. Il ne retourne pas les forces de l’adversaire; il les convertit. Il ne se travaille pas ; il advient.

Si notre corps est la matière à laquelle notre conscience s’applique, il est coextensif à notre conscience, il comprend tout ce que nous percevons, il va jusqu’aux étoiles.

Henri Bergson in Les Deux Sources de la morale et de la religion

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