Impressions de montagne et d’eau

Dans les langues occidentales, le mot français paysage, apparu au milieu du XVIe siècle, désigne l’ensemble du pays, ou l’étendue de pays que l’œil peut embrasser dans son ensemble. Le mot anglais landscape, lors de sa première apparition imprimée à la fin du XVIe siècle, signifiait une image de paysage ; sa racine vient du moyen néerlandais lantscap, composé de lant « terre » et de scap (équivalent de -ship, suffixe étroitement lié à –schaft signifiant « constitution, condition et forme »).

山水 shān shuǐ

En chinois, le terme picto-idéographique 山水 shān shuǐ, renvoie par deux éléments concrets, montagne ((山 shān)) et eau (水 shuǐ),, à une forme classique de peinture à l’encre de paysage naturel. En fait, le paysage sous le nom de shanshui, à côté du portrait, a été le sujet des traités de peinture à partir du IVe siècle. Gu Kaizhi (顧愷之 Gù Kǎizhī 345-406) mentionne déjà la difficulté de peindre les montagnes et eaux avec le terme shanshui dans son traité Sur la peinture (論畫 Lùnhuà). Mais la théorisation de la peinture de paysage shanshui est effectivement due aux deux peintres lettrés vivant en ermites, Zong Bing (宗炳 Zōng Bǐng 375-443) et Wang Wei (王微 Wáng Wēi 415-443). En particulier, l’Introduction à la peinture de montagne et eaux (畫山水序 Huà shānshuǐ xù), rédigé vers 440 de Zong Bing, est le tout premier traité connu dédié à la peinture de paysage. L’auteur invente le terme de voyage allongé (臥遊 Wò Yóu) désignant la capacité de la peinture des montagnes et eaux à remplacer le paysage issu de la perception et à servir de support de méditation et de cheminement intérieur. Dans son traité, le terme shanshui est donc connoté d’une réflexion philosophique, voire éthique sur la peinture de paysage : en ne la réduisant pas à une expérience esthétique, Zong Bing a fait de la peinture shanshui une œuvre morale de perfectionnement personnel, en accord avec la doctrine bouddhique.

A un niveau symbolique montagne et eau évoquent la dualité et la complémentarité entre yin et yang ; entre masculin et féminin ; entre plein et vide … De cette conception est née une peinture où symbole et évocation priment sur la réalité et la représentation fidèle.

Yu le Grand, fondateur de la dynastie royale légendaire des Xia (2207-1766 AEC) « combla les eaux débordées avec de la terre vivante de façon à fabriquer des montagnes » (Huainan Zi).Cinq montagnes sacrées servent de socle au ciel .Véritables puissances divines honorées comme telles dans la religion chinoise primitive, les montagnes et les cours d’eau sont aussi des passages vers le monde divin.

Les croyances taoïstes (IIe siècle de notre ère) en font le lieu de refuge pour tous ceux qui veulent trouver l’harmonie entre yin et yang mais aussi l’antre obscure où seuls les défunts et les chamanes peuvent s’introduire sans crainte. Peu à peu le regard de l’homme se détache : la peinture de paysage peut naître, peintres et poètes se confondant. Sous l’influence du bouddhisme, les montagnes et les cours d’eau deviennent le lieu de la recherche de soi. A la différence de la joie de conquête de l’alpiniste occidental, le pèlerin chinois a un autre but : dans sa démarche vers la montagne, il cherche la connivence avec un être supérieur, une communion pour une élévation de l’esprit pour un accès au sacré. La vision de la montagne est aussi une vision intérieure de l’homme : elle est une figure emblématique où se retrouve le reflet de ses états intérieurs.

L’imaginaire chinois considère qu’à l’origine, les montagnes n’étaient que des vagues figées, symbiose de l’espace et du temps. A la différence du symbole du fleuve qui s’écoule comme métaphore occidentale du temps qui passe, les chinois soulignent le cycle perpétuel de l’eau qui s’évapore en nuages pour revenir sous forme de pluie ruisselant sur la terre.

Montagnes et eaux s’entremêlent et se confondent parfois : elles se complètent comme frontière entre le visible et l’invisible, le fini et l’infini …

Te Wei

Te Wei est né en 1917. Il a été directeur des Studios d’Animation de Shangaï dès leur fondation en Peintre caricaturiste, il a mis au point le premier l’animation de la peinture traditionnelle chinoise sous forme de « lavis animés ». En 1968, il fait le film : Impression de montagne et d’eau. L’animation est celle du lavis animé.

Te Wei anime les peintures du peintre Qi Baishi. L’animation est si parfaite et si magique que l’on en oublie les difficultés. Ces 19 minutes de lavis animé ont nécessité plus de 20 000 clichés et près de 12 000 peintures ! Ce film survole dix siècles de la peinture chinoise, résumé animé de l’histoire de l’art chinois qui regroupe des centaines d’œuvres du patrimoine traditionnel.

En 1949, la République Populaire crée le Studio des films d’animation de Shanghai. Il réunit tous les professionnels de l’animation, du dessin de la bande dessinée, mais aussi des peintres traditionnels. Te Wei, co-fondateur de la structure, la dirigera jusqu’en 1986. Il est lui-même réalisateur et son film Impression de montagne et d’eau est une œuvre majeure de l’animation chinoise. La Chine met ainsi fin à l’errance et au manque de moyens des frères Wan accueillis au sein de cette formidable structure, qui engage rapidement plus de 300 personnes.

Le Studio de Shanghai concentre ainsi toutes les compétences. Doté d’une mission de création d’œuvres originales confiées à une équipe de calligraphes et peintres illustrateurs pour enfants, de caricaturistes, le Studio a pour tache essentielle de réaliser en priorité pour les enfants chinois des films artistiques et éducatifs. La créativité s’exerce dès lors, d’abord à partir de la technique traditionnelle occidentale du dessin animé.

Pendant toutes les années 50, et jusqu’au milieu des années 60, les films d’animation connaissent une période florissante. Ils se détournent des modèles américains et s’orientent ainsi vers de nouvelles techniques comme le papier découpé, la peinture sur verre et surtout le dessin à l’encre de chine. L’apport du travail des frères Wan à ces nouvelles méthodes de travail est colossal.

Mais la grande innovation et l’originalité résident dans l’invention et la mise au point par Te Wei et son équipe du lavis animé, puis du lavis découpé à la fin des années 50, puisées dans la grande tradition millénaire de la calligraphie et de la peinture chinoise utilisant encre de chine et aquarelle. Une esthétique unique au monde, découverte dans les festivals internationaux en 1960 avec «Les têtards à la recherche de leur maman» qui animent les peintures de Qi Baishi, artiste très connu en Chine, spécialiste au siècle dernier de la flore et de la faune des étangs.

Le lavis animé

La peinture sur papier de mûrier, à l’encre et à l’aquarelle, est régie par des règles particulières. A priori, on est très loin du dessin animé traditionnel. Ici, il n’y a pas de trait délimitant précisément les formes mais des lignes de force plus ou moins appuyées et variables en fonction de la quantité d’encre qui imbibe le pinceau. Les formes apparaissent comme des taches aux contours flous lorsque le peintre appuie plus ou moins sur le papier pour qu’il boive la couleur qui s’étale en une infinie variété de nuances. L’exécution est très rapide, et comme il est impossible de reprendre un geste maladroit, le peintre rejette parfois plusieurs feuilles avant d’obtenir le résultat recherché. Quant à refaire deux fois la même chose, c’est pratiquement impossible… Dans de telles conditions, photographier image par image, en respectant la fluidité des mouvements des personnages semble un pari irréalisable.
Mais au début des années 80, Hu Jinqing, qui s’était formé aux films de silhouettes aux côtés de Wan Guchan, a mis au point une nouvelle forme d’animation alliant la peinture traditionnelle sur papier de mûrier avec la technique des découpages articulés.

Marie-Claire Quiquemelle, responsable du Centre de Documentation du Cinéma Chinois de Paris

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