Ivresse

D’où viennent les peintres chinois ? Leur origine est diverse, mais souvent ils ont appartenu à des familles de lettrés, de hauts fonctionnaires, occupant des postes importants et souvent leurs pères étaient eux-mêmes peintres. Mais nous avons aussi le cas inverse, celui de peintres issus de familles très pauvres, de pauvres errants, abrités dans des ermitages, s’adonnant à la boisson. L’ivresse participe de leur comportement extravagant, surtout chez les bouddhistes Chan : on cite le cas de peintres, trempant leur chevelure dans la peinture et en barbouillant ensuite le papier.

Avant d’aller se retirer dans un des centres Chan de Hangzhou, Liang kai devait mener une carrière académique, puisqu’il fut même récompensé par le ruban d’or. C’est dire que son pinceau, apparemment libre, ivre même, était toujours gouverné et que, derrière le geste spontané, il y avait une maîtrise acquise par une discipline sévère. Nous sommes là au cœur de la théorie et de la pratique Chan : une constante méditation intérieure, un approfondissement de sa propre réalité inséparable de celle de l’univers, une fusion avec le Dao, sa mouvance et son perpétuel renouvellement. Taoïsme et bouddhisme incitaient à ce détachement, à ce vide vécu ; et, à partir de là, tout devenait possible, la célébration respectueuse comme la dérision le plus iconoclaste.

醉中作
醉後樂無極
彌勝未醉時
動容皆是舞
出語總成詩

張說

composé dans l’ivresse
ivre ma joie est sans limite
bien plus qu’avant d’être ivre
chaque geste est une danse
chaque parole un poème

Zhāng Shuō

L’art poétique chinois doit jouer, en même temps, sur tous les fronts : les mots, les images, les symboles, les allusions … mais aussi les sons, les rimes, les rythmes, les allitérations, la suite des accents et leur mélodie … à quoi, il faut encore ajouter l’esthétique graphique intrinsèque des sinogrammes utilisés et, pour couronner l’ensemble, la calligraphie dont il existe plusieurs styles classiques dont le style herbes folles : le poème devient alors œuvre picturale d’ailleurs souvent ornée d’une aquarelle à l’encre de Chine.

Poètes Li Bai et Du Fu, Zhang Daqian (1899-1983)
Poètes Li Bai et Du Fu, 張大千 Zhāng Dàqiān (1899-1983)

Si la vie est comme un grand songe,
A quoi bon tourmenter son existence !
Pour moi je m’enivre tout le jour,
Et quand je viens à chanceler, je m’endors au pied des premières colonnes.
A mon réveil je jette les yeux devant moi :
Un oiseau chante au milieu des fleurs ;
Je lui demande à quelle époque de l’année nous sommes.
Il me répond : A l’époque où le souffle du printemps fait chanter l’oiseau.
Je me sens ému et prêt à soupirer,
Mais je me verse encore à boire ;
Je chante à haute voix jusqu’à ce que la lune brille,
Et à l’heure où finissent mes chants, j’ai de nouveau perdu le sentiment de ce qui m’entoure.

Li Bo – Un jour de printemps

Ces deux amis représentent les deux tendances de l’âme chinoise : Li Bo, taoïste anarchique, exprime la tendance dionysiaque, en quête de l’ivresse de la nature ; Du Fu, par contre, est l’homme social engagé, le tenant de l’orthodoxie confucianiste.

Nuit blanche, la lune est un arc sans corde
la mèche de la lampe est à moitié consumée
le vent hurle à la montagne, les daims sont agités
des arbres s’abattent, effrayant les cigales
je pense soudain aux mets succulents à l’est du fleuve
et en même temps, je me souviens d’un bateau sous la neige
des chants barbares s’élèvent, envahissant jusqu’aux étoiles
je me sens vide, ici, tout à l’extrémité du ciel

Fu Du in Il y a un homme errant

Pour le poète chinois de jadis, le vin est aussi important que l’encre ou le pinceau. L’ivresse qu’il procure permet de s’accorder au cours naturel des choses, d’entrer en communion avec les circonstances, d’être en phase avec le flux de l’instant éternellement présent. Le vin introduit l’homme à une sagesse au-delà de toute morale : il permet d’oublier le passé et de faire fi de l’avenir pour se consacrer entièrement au présent, dans une merveilleuse contemplation du monde.

Quatre poèmes, rouleau manuel, encre sur papier, Zhang Xu
Quatre poèmes, rouleau manuel, encre sur papier, 張旭 Zhāng Xù

Par écriture folle, il faut entendre un style particulier de calligraphie chinoise créé au VIIIe siècle, à l’époque où la culture des Tang brille encore de tout son éclat avec les deux plus grands poètes de la Chine, 李渤 Lǐ Bó (701-762) et 杜甫 Dù Fǔ (710-772). L’originalité de cette calligraphie tient à ce que ses créateurs, 張旭 Zhāng Xù (695-759), fervent adepte du taoïsme, et 懷素 Huáisù (725-785), excentrique moine zen, en ont appuyé l’exécution sur la transe que leur procurait l’ivresse bachique.

Autobiographie, détail, 777, rouleau portatif, Huaisu, Musée national du Palais
Autobiographie, détail, 777, rouleau portatif, 懷素 Huáisù

Les graphies en écriture folle – plus précisément en cursive folle (狂草 kuángcǎo) –, qui ne sont guère lisibles que par celui qui connaît déjà le texte traité par le calligraphe. C’est que celui-ci, dans son ivresse, se laisse posséder par une frénésie qui fait sortir ses tracés de toutes les règles habituelles. Zhāng Xù, rapporte le poète 李頎 Lǐ Qí (690-651), après avoir bu, « se lève soudain piqué par l’inspiration / poussant cris et hurlements / fait glisser son pinceau comme un météore / et éclabousse d’encre les murs blancs ». Mais, si emporté que soit le pinceau qui les génère, ce qu’expriment les calligraphies extraordinairement nerveuses de Zhāng Xù ou de 懷素 Huáisù, est le contraire du désordre : un surplus de sens des choses mis en lumière à partir de leur nature profonde et qui dépasse le sens trivial des mots. 


Il faut être toujours ivre. Tout est là : c’est l’unique question. Pour ne pas sentir l’horrible fardeau du Temps qui brise vos épaules et vous penche vers la terre, il faut vous enivrer sans trêve.

Mais de quoi ? De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous.

Et si quelquefois, sur les marches d’un palais, sur l’herbe verte d’un fossé, dans la solitude morne de cotre chambre, vous vous réveillez, l’ivresse déjà diminuée ou disparue, demandez au vent, à la vague, â l’étoile, à l’oiseau, à l’horloge, à tout ce qui fuit, à tout ce qui gémit, à tout ce qui roule, à tout ce qui chante, à tout ce qui parle, demandez quelle heure il est ; et le vent, la vague, l’étoile, l’oiseau, l’horloge, vous répondront : « Il est l’heure de s’enivrer ! Pour n’être pas les esclaves martyrisés du Temps, enivrez-vous; enivrez-vous sans cesse ! De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise.

Charles Baudelaire in Le Spleen de Paris

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