L’art du jardin

Chemin de sagesse dans la tradition chinoise

Un texte de Yolaine Escande

Ce que je crains n’est ni la faim ni le froid,
Ce dont je me réjouis n’est ni la réussite ni l’insuccès.

Tao Qian (365-427) 

Art, jardin, chemin et sagesse sont des termes non seulement compatibles, mais allant de conserve dans la tradition chinoise théorisée par les lettrés. L’art, loin de désigner une technique, ou d’aller de pair avec la science, signifie à l’origine « planter, cultiver » ; il porte sur le développement de soi de type confucéen, et sur la capacité à « nourrir en soi la vie » selon la philosophie taoïste, afin de vivre longtemps, voire d’atteindre l’immortalité. « Concentre ta volonté dans la voie […] et prends plaisir dans les arts » (Entretiens, VII.6), exhorte Confucius. Les « arts » en question concernent les activités servant à la formation de l’homme de bien. Quant au plaisir, il ne s’entend pas au sens de divertissement pascalien, mais de capacité à « ne faire qu’un avec le ciel » (天人合一 tiān rén hé yī) selon l’adage traditionnel. La sagesse est ainsi à la portée de tous ceux qui, par leur activité ou par leur attitude, cherchent à atteindre l’harmonie, voire la fusion avec le monde.

Le chemin, le parcours, le voyage, imaginaire ou physique, correspondent à une part essentielle de la conception du développement intérieur en Chine : ne traduit-on pas de façon courante Dao (道 dào) par « Voie » ? C’est précisément le fait de cheminer, d’être en route vers ce Dao, insaisissable, inconcevable, impalpable à travers le raisonnement, le langage ou le discours, qui désigne la sagesse.

Enfin, le jardin occupe une place primordiale dans la vie du lettré, généralement un fonctionnaire, civil ou militaire, qui a préparé, puis passé les examens impériaux. Certains y ont échoué. Néanmoins, ce qui caractérise le lettré est son usage quotidien du pinceau pour écrire ses immenses connaissances livresques, dont l’apprentissage exige des années d’efforts soutenus. Entre le XIe et le XVIIIe siècle, de plus en plus de lettrés ont pour habitude de se détendre de leurs activités administratives en pratiquant les « arts » désignés comme tels, à savoir la poésie, l’écriture, la musique et la peinture dans un lieu privilégié : leur jardin.

Certains d’entre eux suivent le modèle de Tao Qian (365-427), qui a préféré abandonner toute charge pour revenir sur son lopin de terre, son enclos personnel, quitte à vivre dans l’indigence, afin de respecter sa propre intégrité. Son Retour à la vie champêtre est devenu un topos de la poésie comme de la peinture :

Jeune, je ne m’adaptais pas au vulgaire, de nature j’aimais collines et monts. Par erreur, tombé dans les filets du monde, sont partis treize ans de ma vie. L’oiseau captif regrette son ancienne forêt, le poisson du bassin, sa source passée. J’ai défriché, au sud, des champs incultes. Pour préserver ma simplicité, je suis revenu à la campagne. […] Chez moi, aucun tumulte du monde de poussière, les pièces vides laissent du loisir. Longtemps enfermé en cage, j’ai enfin pu revenir à ma nature.

Premier des cinq poèmes du Retour au séjour dans les champs et jardins de Tao Yuanming.

« Revenir à ma nature » (返自然 fǎn zì rán) signifie à la fois revenir à sa propre nature, ce qui est parfois traduit par « me voici enfin rendu à moi-même » et faire retour sur son intériorité pour développer sa personnalité dans le respect de sa nature. Tao Qian est considéré comme l’inventeur de la poésie des « champs et jardins », contemporaine de l’émergence de la poésie paysagère des « montagnes et eaux ».

Les jardins sont apparus bien avant notre ère ; il s’agissait alors d’immenses parcs impériaux, construits à la demande des souverains, renfermant les plantes et animaux présents sur la totalité du territoire chinois. Ils symbolisaient ainsi le pouvoir. Cependant, ils avaient pour principal objectif d’attirer les immortels par leur qualité paradisiaque. La croyance voulait alors que les immortels vivent sur des sommets inaccessibles des montagnes mythiques du Kunlun, à l’ouest, ou sur trois îles montagneuses, à l’est, au large de la mer de Chine. La recherche de l’immortalité ayant toujours préoccupé les souverains, les annales rapportent qu’ils mandatèrent régulièrement des missionnaires depuis le IVe siècle avant J.-C. pour tenter de trouver l’élixir d’immortalité. Ces missions ayant échoué, les empereurs imaginèrent de bâtir des paradis capables de faire venir à eux les immortels. Depuis lors, les jardins se fabriquent sur un même modèle : un lac artificiel est creusé à partir d’un cours d’eau, au milieu duquel sont installées les trois îles. D’emblée, ils constituent un microcosme analogue au macrocosme, unissant montagne et eau, qui correspondent respectivement aux principes yang et yin, à la verticalité et à l’horizontalité, autrement dit, à la totalité spatio-temporelle.

Les deux termes « montagne et eau » désignent à partir des IIIe-IVe siècles le paysage littéraire et pictural, sous le pinceau de lettrés-fonctionnaires. Ceux-ci se réunissent notamment dans un parc privé devenu célèbre, le jardin de la Vallée d’or. Leurs rencontres ont instauré une tradition, qui fait du jardin le lieu privilégié de la pratique des « arts ».

Mais les jardins ne sont véritablement investis, c’est-à-dire conçus et construits, par les lettrés eux-mêmes qu’à partir de la dynastie des Song, au XIe siècle. Ceux-ci appliquent à leur enclos leur esthétique propre, fondée sur les principes qui gouvernent les « arts ». Le propos ici n’est pas de traiter de cette esthétique, mais de ce qui la sous-tend, à savoir la quête de la sagesse.

La sagesse n’est pas seulement atteindre à l’immortalité – « immortel » est d’ailleurs un idéogramme composé des pictogrammes de l’homme et de la montagne – mais être capable de se comporter en être humain. Le sage est en effet celui que l’on peut prendre pour modèle, en raison de ses « vertus » réelles ou supposées telles : humanité, intégrité, loyauté, rectitude, etc.

Le lettré est sans cesse soumis à une contradiction : d’une part, en tant que fonctionnaire de l’administration impériale, il doit, par ses qualités de lettré et ses connaissances, parvenir à se faire reconnaître ; c’est là la fonction des examens impériaux. Il doit donc respecter les normes établies et les transmettre, en d’autres termes, obéir. D’autre part, en tant qu’homme de bien, son rôle consiste à instruire le souverain, à le conseiller, voire à le critiquer si nécessaire, afin de demeurer intègre et fidèle à ses principes. Cela revient à désobéir. Comment, alors, se faire reconnaître sans se mettre en avant, sans céder à la flagornerie, à la prévarication, à la malhonnêteté d’un côté, et comment rester intègre, sincère, loyal et fidèle au souverain sans risquer à tout moment de perdre la vie ? Bien des lettrés, parmi les plus grands poètes, peintres ou calligraphes de l’histoire chinoise ont subi l’exil, le bannissement, la famine, voire la peine capitale pour rester intègres.

Généralement, le lettré, s’il désapprouve une politique, ou s’il estime que le souverain en place ne mérite pas d’être cautionné par son soutien, n’a d’autre choix que de démissionner de sa charge, de se retirer, ou encore de fuir pour se soustraire à une autorité qu’il juge illégitime. Le jardin est alors vécu comme le lieu idéal de ressourcement et de lien avec le macrocosme dans le microcosme. Lorsque le lettré est en fonction, de même, le jardin comme lieu quotidien de retraite est un moyen pour lui de se replacer dans l’ordre plus global du cosmos, qui dépasse les vicissitudes humaines.

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