Je regarde autour de moi; un tout petit jardin humide et tiède ; une lanterne de pierre fortement embrassée par le lierre ; un vieux pont de bois minuscule et l’eau verte qui coule en murmurant tout bas. Trois cerisiers en fleur, domptés par une main patiente et habile, se penchaient en saules pleureurs sur une mare pleine d’ombre.
Et tout au fond du jardin soukiya, le petit temple de tcha-no-you, de la cérémonie du thé.
Le goût affreusement amer de ce thé hiératique persiste encore sur mes lèvres. Je revois la petite chambre nue. Des nattes jaunes. Des hommes et des femmes jaunes accroupis sur les nattes. Au-dessus de moi, accroché au mur, un kakémono de soie : le portrait du grand maître de tcha-no-you, Rikyou, dans sa lourde robe de samouraï.
- Maître, révèle-moi le secret de ton art ! l’implora un jour un vieux seigneur.
- En hiver, arrange la chambre de façon qu’elle paraisse chaude; en été, donne lui un air de fraîcheur. Fais bouillir l’eau convenablement et donne au thé une saveur agréable.
- Mais ces choses, maître, chacun les connaît !
- Lorsque l’homme sera né qui non seulement connaisse ces choses mais qui puisse aussi les pratiquer, je m’assiérai à ses pieds et me déclarerai son disciple!
Je me suis assis, les jambes croisées, aux pieds de Rikyou. Oui, maître, tu as dévoilé ton secret ; mais il était si simple que personne n’a pu le saisir.
Le secret des grands maîtres est comme celui du bonheur : nous nous attendons à des extases, à des coups de foudre, à des luttes surhumaines, et voilà que ce bonheur est une chose très simple, très humaine, presque banale ; Dieu n’est ni tremblement de terre, ni incendie, ni miracle ; il n’est qu’une brise légère qui passe.
Une porte s’ouvre sans bruit, une geisha apparaît, engainée dans son lourd kimono noir ; elle avance très lentement, droite et impassible, comme la prêtresse d’un rite sévère. Elle s’incline. Derrière elle, douce et soumise, les genoux légèrement écartés, trottine sa petite compagne; elle a un long sourire figé telle une korê archaïque.
On entend le susurrement de l’eau qui bout. Autre fois on mettait dans la théière des petits morceaux de terre qui rendaient une mélodie étrange; les invités recueillis écoutaient, au dire d’un vieux poète, « une cascade loin dans les montagnes, la mer plus loin encore qui se brisait sur les rochers, la pluie frémissante sur les bambous, les pins qui murmuraient au vent … ».
Je prête l’oreille; derrière le mince écran des murs de bambou, j’entends la respiration formidable de Tokyo : un brouhaha confus, aigu, plein de cris et de rires, de sirènes de fabriques, d’automobiles qui
cornent et du tic-tac de menus sabots laqués.
- Maître, dis-je à Rikyou, excuse-moi, je m’en vais.
Le petit jardin, calme et discret, blotti dans un coin ensoleillé de la ville, respire et exhale une buée bleue, comme un corps nu. Je respire, moi aussi, au soleil avec lui, et je me sens heureux jusqu’à la moelle des os.
Un vieux moine, un bikkhou à la robe orange, rata tiné, aux mains délicates, caresse lentement, avec une insistance amoureuse et cruelle, les branches rebelles d’un jeune pin. Il le caresse et ne le quitte pas des yeux, comme si le pin était un animal beau et menaçant.
Il l’apprivoise. Déjà le pin traîne par terre une longue queue touffue, toute verte, comme un paon.
Dans l’humble cercle de sa mission – dompter un arbre – ce vieux jardinier suit les mêmes lois inexo rables et débordantes d’amour qu’ont toujours suivies les grands ascètes et il parvient à la même victoire ardue: il dompte les forces rebelles de la nature et leur donne la forme décrétée par son esprit.
Je souris à ce vieux jardinier qui n’a pas perdu le grand secret de la lutte ; j’incline la tête avec respect.
Il me rend le sourire ; sa main, un instant, reste en l’air. D’un petit geste déférent il me présente le jardin, comme si ce jardin était un grand seigneur :
Nikos Kazantzaki in Le Jardin des rochers
- Il a été composé par un de nos vieux poètes, il y a trois siècles. Pouvez-vous comprendre, ô vous qui êtes venu de l’océan, ce qu’il exprime ?
- Je ne comprends, répondis-je avec humilité, que ce qu’un barbare occidental peut comprendre ; peu de chose.
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