Le mur, l’enceinte

C’est difficile, en descendant la rue Monsieur le Prince, d’entrer dans la librairie You Feng, de parcourir le chemin étroit qui se trace au milieu de l’amoncellement de livres, et de ressortir les mains vides. Cette fois-ci j’ai arrêté mon choix sur un petit livre Esthétiques du quotidien en Chine, un ouvrage collectif où se côtoient notamment Danielle Elisseeff, Elisabeth Rochat de la Vallée, Pascal Morand, Cyrille J.-D. Javary, … illustré des magnifiques dessins de Sylvia Lotthé et Song Jianming.

Car, malgré les apparences et la matérialité élégante et familière du livre-objet, le parcours proposé est calligraphique et virtuel. Il sollicite le « cœur-esprit », le 心 xīn chinois, usant d’un seul mot/caractère, sans opposer les deux volets indissociables de l’intelligence : l’intellect et le sensible.

Danielle Elisseeff in Esthétiques du quotidien en Chine

Je vous propose des extraits du texte de Françoise Ged consacré à la qualité des relations dans l’architecture chinoise. Françoise Ged, architecte et docteure en histoire et civilisation, est responsable de l’Observatoire de l’architecture de la Chine contemporaine à la Cite de l’architecture et du patrimoine. Ces extraits évoquent des notions qui sont au cœur de nos pratiques : l’intérieur, l’interne et l’extérieur, l’externe, la respiration entre l’interne et l’externe, la fermeture et l’ouverture, les orifices, les portes, le parcours, la voie, le dévoilement.

Dans l’habitat traditionnel, l’enceinte est un élément structurant de l’espace construit, toujours présente dans les villages, perceptible de manière dispersée et disparate dans les centres historiques des villes chinoises. Elle est comme une marque de fabrique de la culture chinoise, dans les régions de la côte orientale, dans les provinces de l’intérieur, sur ses marges avec le Tibet, l’Asie centrale, l’Asie du Sud. La construction d’une enceinte ou d’un mur serait la première chose qu’effectue un Chinois pour délimiter son lieu de vie, que sa richesse ou sa place dans la société soient élevées ou non, remarquait avec justesse un citadin, se remémorant les conflits d’espaces dans le quartier de maisons à cour, les siheyuan 四合院, où il habitait adolescent à Pékin. Le mur ferait-il partie de l’esthétique de l’architecture chinoise ? Sans aucun doute, mais en quoi, et de quelle manière engendrerait-il beauté et émotion ?

Françoise Ged in Esthétiques du quotidien en Chine

Le mur a une fonction protectrice, symbolique ; il circonscrit des espaces de nature différente, définit la limite du territoire et la nature de l’autorité sous laquelle est placée la gestion des espaces situés de part et d’autre de la ligne qu’il délimite. Dans les constructions, le mur est rarement porteur, il ne supporte pas la charpente ni le toit de l’édifice, qui repose sur une structure de poteaux et de poutres en bois. La pierre 石 shí est réservée pour les emmarchements, les soubassements, les terrasses, les sépultures, les ponts alors que la terre 土 tǔ et le bois 木 mù sont les matériaux de construction utilisés pour le monde des vivants, pour l’habitat, qu’il s’agisse de palais, de temple, de maison. Ces deux caractères associés 土木 tǔ mù, qui désignent le secteur du génie civil, ont été utilisés pour nommer l’architecture avant que le terme 建筑 jiàn zhù « construire, édifier » ne se banalise au début du XXe siècle sous l’influence du Japon.

Françoise Ged in Esthétiques du quotidien en Chine

Le mur sépare usuellement un espace « intérieur » d’un espace « extérieur ». En Chine, la succession d’enceintes, qui sont véritablement constitutives de l’habitat et de la ville, à la fois dissocie, distingue et hiérarchise l’espace, dans une graduation fine qui va du privatif aux biens communs. L’intérieur 内 nèi et l’extérieur 外 wài deviennent alors des notions complexes, entretenant entre eux des rapports plus ambivalents qu’une simple opposition. L’analogie avec la perception chinoise du corps est à ce titre éclairante : « Le corps est un monde clos et ouvert. Clos, puisque les chairs et la peau forment muraille […] Ouvert, puisqu’il y a échange et communication, à travers notamment les orifices, entre l’intérieur du corps et l’extérieur ». Comment le mur peut-il devenir une peau perméable ? Dans les jardins chinois classiques comme à Suzhou, les murs se parent d’ouvertures, sont tels les cadres d’une peinture, mettant en valeur les ramures d’une branche, le mouvement des bambous, à la fois ouverts mais sans vue profonde, comme des respirations, rythmant un parcours, variations sur un thème au sein d’une même partition. Ils composent des paysages, écrans blancs de chaux sur lesquels s’affichent les ombres des arbres, telle une calligraphie à l’encre sur son support de papier. Le mur d’un jardin contribue à façonner un parcours. Selon les pas, il se présente comme une enceinte ou une possibilité d’ouvertures offertes sur d’autres lieux invisibles au regard, tant qu’on ne s’approche pas d’elles. Ce peut être une succession de claustras de briques aux fins motifs géométriques qui différent chacun les uns des autres, ou une porte ronde ou d’autres encore jouant des formes multiples de la courge et qui donnent à regarder un bonsaï, des roches assemblées, des tableaux vivants de nature. Le mur dissimule et révèle tout à la fois. Il oriente et masque au regard, apportant de nouvelles perceptions de l’ouverture et de la fermeture.

Françoise Ged in Esthétiques du quotidien en Chine

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