Le vaste univers est sans fin

Un beau jour, il s’était avisé qu’il avait tout de même quelque chose à lui offrir. Lui, à qui on avait tout pris, possédait une richesse dont nul ne pouvait le priver…
Son repas fini, il tendit à Shao-mei une baguette à travers le grillage qui les séparait.
— Tiens, écris, dit-il en détachant bien les syllabes.
Shao-mei hocha vigoureusement la tête et se mit à tracer des idéogrammes maladroits sur la terre humide.
— Hen hao! Magnifique ! Tu t’es exercée à la maison?
Shao-mei regardait attentivement le mouvement des lèvres de Wang Yi. Quand il eut fini de parler, elle hocha fièrement la tête.
— Parfait ! Alors, maintenant, écris tout ce que tu as appris depuis le début.
Avant même qu’il ait fini sa phrase, Shao-mei s’était mise à tracer du bout de sa baguette les vingt-cinq idéogrammes de base que Wang Yi lui avait enseignés, un par un, après les repas. Elle se trompait souvent dans l’ordre des traits, mais Wang Yi se garda de la reprendre. En quelques jours, la petite muette avait mémorisé vingt cinq caractères. Désignant du bout de sa baguette la dernière ligne qu’elle avait tracée sur le sol, Wang Yi demanda en articulant lentement :
— Tu comprends ce que ça veut dire ? Il faut affermir la vertu, et apprendre la courtoisie.
La petite joignit les mains devant sa poitrine pour mimer le mot « vertu », puis mit un genou à terre pour exprimer le sens de « courtoisie ».
Comment une fillette sourde, élevée dans une famille de paysans illettrés, pouvait-elle comprendre la signification du mot « vertu » ?
Shoa-mei effaça en hâte de la paume les caractères qu’elle venait de tracer et désigna la baguette dans les mains de Wang Yi en émettant un son rauque et animal. Elle était impatiente d’apprendre la suite.
— Maintenant, ça va devenir un peu plus difficile.
Regarde.
Il traça un nouveau caractère, lui fit répéter la prononciation, ce qu’elle fit assez fidèlement.
Les vingt-cinq caractères de base étaient ceux avec lesquels les enfants commençaient à apprendre à écrire, les premiers rudiments de la multitude d’idéogrammes qu’il fallait connaître aux examens. Le livre de classe qu’on donnait ensuite aux élèves contenait mille caractères en deux cent cinquante vers de quatre caractères chacun, qu’il leur fallait apprendre par cœur. Tout cela prenait un temps considérable.

Jirô Asada in Le Dragon à deux têtes

天地玄黃 宇宙洪荒

Le Classique des mille caractères (千字文 qiānzìwén) sert à enseigner les caractères chinois aux enfants. Il contient exactement mille caractères, chacun utilisé une seule fois.

Le qianziwen est organisé en 250 vers de quatre caractères, de 天地玄黃 tiāndì xuánhuáng  à 焉哉乎也 yān zāi hū yě. Le texte est présenté sur 125 lignes de deux vers. Comme le Classique des trois caractères, il contient des principes moraux illustrés par des histoires traditionnelles, des notions de géographie, d’histoire, de rites et de littérature.

Les caractères de l’original auraient été choisis dans les œuvres du célèbre calligraphe Wang Xizhi (王羲之 303–361) auteur du 兰亭集序 Lántíngjí Xù, la préface au Recueil du pavillon des orchidées.

vertu, moralité, volonté, bonté, bienveillance, Allemagne
rite, cérémonie, semaine, cadeau, présent
tiānciel, jour, journée, temps, saison, univers
xuánnoir, mystérieux, obscur, incroyable
masse, terre, terrain, lieu, pays
maison, univers, espace
zhòuunivers
huángjaune, pornographique
hónginondation, crue, grand, vaste
huāngdisette, famine, manque, abandonner, négliger, inculte, stérile, désert, abandonné

En écrivant le premier caractère, qui signifiait « ciel », Wang Yi hésita un instant. Il ne lui restait sans doute pas assez de temps à vivre pour apprendre la totalité des mille caractères à Shao-mei. De part et d’autre du grillage, ils se tenaient sagement assis côte à côte, tels un maître et son élève.
Le ciel est noir, la terre est jaune.
Le vaste univers est sans fin.
Wang Yi montra tour à tour les caractères « ciel » et « terre », puis pointa la main gauche vers le haut et ensuite vers le bas.
— Et ça, c’est « noir », la couleur noire, le ciel la nuit, tu comprends ?
Tout en parlant, Wang Yi avait saisi une mèche de cheveux de la fillette, désigné l’eau croupie dans le pot. Shao-mei réfléchit un instant, puis hocha la tête, et traça à son tour le caractère, en le prononçant tout haut.
« L’univers ». Voilà qui était plus difficile à expliquer. Cet espace illimité autour d’eux, par quels gestes pouvait-il l’expliquer à la fillette, comment son esprit pouvait-il le concevoir ? Comment expliquer à cette fillette pauvre dont le monde se limitait à la boue, au sable et à la glace du Hopei, qu’au bout de cette plaine aride existaient des villes, des plaines luxuriantes, des océans ?
A l’issue d’efforts répétés et infructueux, Wang Yi se rendit compte que Shao-mei n’avait même pas conscience de la beauté de la nature, ce cadeau des dieux, et une tristesse infinie l’envahit.
Dans l’esprit de Shao-mei, qui confondait « l’univers » avec la terre aride sur laquelle elle vivait, le vers Le vaste univers est sans fin prenait un sens tout différent.
L’espoir dont vibrait le vers originel disparaissait totalement, ne laissant plus que le sable jaune et la glace du Nord de la Chine, à l’infini.

Jirô Asada in Le Dragon à deux têtes

L’ordre d’apprentissage des caractères dépendait autrefois de manuels utilisés dans le but de former des sujets de l’empire confucéen : le Classique des vers à trois pieds (三字經 sān zì jīng), les Noms des cent familles (百家姓 bǎi jiā xìng), et le Classique des mille caractères (千字文 qiān zì wén). Ces trois ouvrages permettaient d’apprendre environ deux mille caractères en un an. Le but de cet enseignement était de conférer à l’ensemble de la population une homogénéité idéologique par la transmission des valeurs morales confucéennes dont les deux principales étaient la piété filiale et la loyauté envers le souverain. Or la révolution de 1911 a détruit ce consensus, sans le remplacer immédiatement par autre chose. Pour faire du pays un État-nation moderne, il fallait également transformer tous les Chinois en nouveaux citoyens capables de participer à cet État moderne. Les matériaux d’éducation traditionnels semblèrent alors inappropriés pour transmettre des concepts modernes10. C’est pour cette raison que durant toute la première moitié du xxe siècle de nombreuses recherches ont été menées afin de déterminer comment on devait désormais enseigner la lecture et l’écriture, quels caractères devaient être enseignés en premier. De nouveaux manuels ont été publiés.


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