Wabi

La beauté simple et austère

Devons-nous regarder les cerisiers en fleurs uniquement en pleine floraison, la lune uniquement lorsqu’elle est sans nuages ?

Yoshida Kenkō in Les heures oisives

Si pour les bouddhistes la condition de base est l’impermanence, ne privilégier que certains moments du flux éternel peut signifier un refus d’accepter cette condition de base.

Désirer la lune en regardant la pluie, baisser les stores et ignorer la disparition du printemps, c’est encore plus émouvant. Les branches sur le point de fleurir ou les jardins parsemés de fleurs fanées méritent davantage notre admiration.

Yoshida Kenkō in Les heures oisives

Ceci est un exemple de l’idée de wabi, de la beauté discrète, qui a d’abord été distinguée et louée lorsqu’elle s’est exprimée dans la poésie. Mais c’est dans l’art du thé, et dans le contexte zen, que la notion de wabi est la plus développée.

Dans le petit [salon de thé], il est souhaitable que chaque ustensile soit loin d’être adéquat. Il y a ceux qui n’aiment pas une pièce même quand elle est légèrement endommagée; une telle attitude montre un manque total de compréhension.

Sen no Rikyū cité in Nampōroku

Les outils avec des imperfections mineures sont souvent plus appréciés, dans l’esthétique du wabi, que ceux qui sont apparemment parfaits ; et des ustensiles cassés ou fêlés, tant qu’ils ont été bien réparés, plus fortement que ceux qui sont intacts. L’esthétique wabi n’implique pas d’ascétisme mais plutôt de la modération.

Le repas pour une réunion dans une petite pièce ne doit être que d’une soupe et de deux ou trois plats. Le sakè doit également être servi avec modération. Une préparation élaborée de nourriture pour une réunion wabi est inappropriée.

in Nampōroku

Wabi signifie que même dans des circonstances difficiles, aucune pensée à propos de difficultés ne se pose. Même dans l’insuffisance, on n’est ému par aucun sentiment de besoin. Même face à l’échec, on ne rumine pas l’injustice. Si vous trouvez que le fait d’être dans des circonstances difficiles vous limite, si vous déplorez l’insuffisance comme une privation, si vous vous plaignez que les choses ont été mal disposées, ce n’est pas du wabi.

in Nampōroku

La voie du thé illustre cette attitude envers la vie dans la simplicité élégante de la maison de thé et de ses ustensiles, qui contredit l’idée selon laquelle la beauté exigerait magnificence et opulence.

Un espace vide est délimité par du bois brut et des murs lisses, de sorte que la lumière qui y est attirée forme des ombres pâles dans le vide. Il n’y a rien de plus. Et pourtant, quand on regarde dans l’obscurité qui se rassemble derrière la traverse, autour du vase à fleurs, sous les étagères, bien que l’on sache parfaitement que ce n’est que de l’ombre, on est submergé par le sentiment que dans ce petit coin de l’atmosphère règne silence complet et absolu; qu’ici, dans l’obscurité, la tranquillité immuable règne.

Jun’ichirō Tanizaki in Eloge de l’ombre

Une structure simple, mais spéciale et évocatrice, un lieu aux profondeurs philosophiques. Un espace découpé dans la pièce, qui réduit la lumière directe et ouvre ainsi un nouveau monde: ces techniques se sont spécifiquement développées dans la tradition architecturale japonaise.

C’était le génie de nos ancêtres, qu’en réduisant la lumière de cet espace vide, ils donnaient au monde des ombres qui s’y formaient une qualité de mystère ou de profondeur supérieure à celle de toute peinture murale ou ornement. La technique semble simple, mais n’a en aucun cas été réalisée aussi simplement.

Jun’ichirō Tanizaki in Eloge de l’ombre

Au lieu d’ajouter quelque chose d’artistique au mur, on soustrait le mur lui-même et le met en retrait dans une alcôve. Ensuite, on laisse le vide qui s’est ouvert se remplir d’un jeu de lumière et d’ombre.

Un endroit qui prétend être le lieu d’origine de la cérémonie du thé japonaise est Ginkakuji, le temple du pavillon d’argent, à Kyoto. Alors que le pavillon est un modeste monument aux joies du sabi, la plate-forme d’observation de la lune et la mer de sable d’argent à côté sont des paradigmes de wabi. Ces deux derniers constituent une version inhabituelle du style de jardin typiquement japonais de paysage sec. Ces formations étonnamment abstraites pour le 17ème siècle sont vues de manière optimale depuis le deuxième étage du pavillon par une nuit de pleine lune, lorsque le sable brille d’argent au clair de lune et que les rayures apparaissent comme des vagues à la surface d’un océan immobile. .

Car un laque décoré à la poudre d’or n’est pas fait pour être embrassé d’un seul coup d’œil dans un endroit illuminé, mais pour être deviné dans un lieu obscur, dans une lueur diffuse qui, par instants, en révèle l’un ou l’autre détail, de telle sorte que, la majeure partie de son décor somptueux constamment caché dans l’ombre, il suscite des résonances inexprimables.
De plus, la brillance de sa surface étincelante reflète, quand il est placé dans un lieu obscur, l’agitation de la flamme du luminaire, décelant ainsi le moindre courant d’air qui traverse de temps à autre la pièce la plus calme, et discrètement incite l’homme à la rêverie. N’étaient les objets de laque dans l’espace ombreux, ce monde de rêve à l’incertaine clarté que sécrètent chandelles ou lampes à huile, ce battement du pouls de la nuit que sont les clignotements de la flamme, perdraient à coup sûr une bonne part de leur fascination. Ainsi que de minces filets d’eau courant sur les nattes pour se rassembler en nappes stagnantes, les rayons de lumière sont captés, l’un ici, l’autre là, puis se propagent ténus, incertains et scintillants, tissant sur la trame de la nuit comme un damas fait de ces dessins à la poudre d’or.

Jun’ichirō Tanizaki in Eloge de l’ombre

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