Mettre en jeu tous ses sens

Extrait de l’introduction de l’Histoire de la poésie chinoise: Des origines au XIIIe siècle de Florence Hu-Sterk

« Pour les anciens Chinois, les organes sensoriels : l’œil (眼 yǎn), l’oreille (耳 ěr), la bouche (口 kǒu), le nez (鼻 bí), le corps (体 tǐ) (désignant les sensations ayant trait au toucher) interféraient et devaient être considérés dans leur globalité : « Tout comme les Chinois de l’Antiquité s’étaient abstenus de concevoir un règne métaphysique de pures idées sans sujets pensants, ils ont également renoncé à dissocier le pouvoir de comprendre le monde et de régir le cosmos de l’impératif selon lequel, pour « penser » l’univers, il faut simultanément mettre en jeu tous ses sens. » La poésie chinoise entretient en effet des liens intrinsèques avec la musique (et la voix), la calligraphie et, plus tardivement, la peinture. Sans doute plus que nulle part ailleurs, on a réussi en Chine à « cultiver » ces arts de façon à dessiner un seul et même jardin sensoriel. Au gré des dynasties, certains arts ont parfois été mis en sourdine alors que d’autres tenaient le devant de la scène, mais jamais ils ne furent dissociés. Avec l’avènement de la figure du poète lettré sous les Song, on s’achemine vers l’avènement d’un art total s’adressant à tous les sens : un poème calligraphié inscrit dans une peinture.

Les synesthésies (通感 tōng gǎn) ou « sensations associées », nombreuses dans la poésie chinoise, témoignent aussi de cette vision organiciste d’un monde de correspondances : la note de musique gong, correspondant au jaune et au doux, shang au blanc et à l’acre, jiao au vert à l’aigre, etc. De cette corrélation des sons, des couleurs et des saveurs dépend la bonne marche de l’univers. On retrouve dans la poésie ces mêmes réseaux d’images qui résonnent entre elles. L’aspect visuel du jeu et de l’écoute apparaît essentiel et les textes esthétiques regorgent d’anecdotes sur les liens étroits entre l’exécution d’une mélodie et les images que cette dernière est censée faire naître chez l’auditeur. Le genre poétique des « poèmes sur la musique » témoigne tout particulièrement de cette « mise en images » de l’audition. Par nature abstraite, la musique se trouve souvent enfermée dans des mots et des images. Ce quatrain de Lang Shiyuan offre un bel exemple de ce transfert ouïe/vue :

En écoutant un voisin jouer de l’orgue à bouche
Les airs de phénix semblent sortir des nuages irisés ;
Au-delà du mur, j’ignore qui est en train de jouer.
Suite de portes fermées, chercher serait un leurre ;
Je devine un millier de pêchers émeraude en fleurs.

聽鄰家吹笙
鳳吹聲如隔彩霞,
不知墻外是誰家。
重門深鎖無尋處,
疑有碧桃千樹花。

Etrangement, les sonorités ne sont pas comparées directement aux nuages irisés, elles ne font que se séparer d’eux. C’est l’environnement coloré qui, métaphoriquement, suggère la musique des nuages, dont la forme changeante évoque les mouvements musicaux et indique l’élévation spirituelle. Même si le transfert se fait le plus souvent de l’ouïe à la vue, les autres sens sont également concernés et tout lecteur assidu de la poésie chinoise ne peut pas ne pas être frappé par l’importance de ces « transferts sensoriels » qui combinent les sens.

Parfois, la musique provoque un changement de luminosité comme dans ces vers de Meng Jiao :

Les cordes rouges jouent la séparation ;
L’éclat de la lampe précieuse diminue.

Mais les sons peuvent également chez Bai Juyi générer des formes et figures variées :

Tantôt tendres, sans muscles ni os ;
Tantôt abruptes, avec angles et jointures […]
Les notes lentes : branches d’arbres qui s’étirent,
Aussi droites que des traits de pinceau.

Parfois également, la musique fait appel à l’odorat, au goût ou au toucher :

Parce que les sons renferment un parfum ;
La mélodie résonne comme une eau qui coule

écrit Bao Rong.

Parfois enfin, la musique éveille des impressions complexes qui donnent lieu à des métaphores exceptionnelles comme dans ce distique de Du Fu :

On joue d’une musique bruyante, je sens le bateau s’alourdir.
Dans le ciel, les lumières de la voie lactée se brisent.

Bien que les pratiques des arts poétique, musical et graphiques relèvent de techniques différentes, les mêmes questions esthétiques les ont traversées et ont abouti à former au XIIIe siècle la figure du « lettré » des Song, figure emblématique d’un homme qui a réussi à harmoniser son œil et son oreille, écoute du monde et vision intérieure. Quel intérêt, en définitive, à mettre perpétuellement en lutte les approches auditives et visuelles, l’oreille et l’œil ; l’oralité l’emportant sur l’écrit ou l’inverse ? Pourquoi ne pas souligner que c’est au contraire leur harmonie et plus largement la combinaison de tous les sens (poésie et poétiques chinoises sont assurément polysensorielles) qui a offert au monde une de ses plus belles poésies. Longtemps, les critiques (occidentaux essentiellement) ont mis l’accent sur les liens entre poésie et écriture, plus récemment, des chercheurs ont réhabilité les rapports entre poésie et musique ; le temps est venu d’une juste appréciation de leur rôle respectif.


Cet ouvrage déroule un fil d’Ariane dans le corpus monumental et encore peu connu de la poésie chinoise. Il tente d’offrir un panorama aussi complet que possible de cette poésie, des origines à la fin de la dynastie des Song (XIIIe). Durant cette période en effet, se développe une écriture poétique d’une richesse qui restera inégalée par la suite. Cette étude brosse les portraits d’un grand nombre de poètes dans leur contexte historique et présente les traductions de leurs œuvres représentatives accompagnées d’une analyse minutieuse. La présence du chinois et de sa transcription en pinyin permet d’offrir au lecteur, sinisant ou non, un accès personnel et direct aux œuvres originales. Ce travail dépasse toutefois la « galerie de portraits » et rien n’est omis : écoles poétiques, ouvrages théoriques, liens avec les grandes écoles de pensée, connivences avec les autres arts.

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