Sesshū Tōyō

Yūgen et la peinture de paysage

Des traits intrigants de l’esthétique japonaise sont révélés à travers les pratiques artistiques de Sesshū Tōyō et de son œuvre la plus célèbre, le soi-disant Paysage d’encre éclaboussée de 1495 (Haboku Sansui, littéralement, Paysage d’encre cassée).

Faire les premiers pas vers la compréhension de son art nous invite à reconnaître un trait distinctif des peintures de paysages japonaises. En tant qu’œuvres d’art, elles ont un statut esthétique considérablement élargi par rapport à des œuvres similaires dans les traditions occidentales. Bien sûr, l’objet de peinture lui-même est important, mais la valeur esthétique clé réside également dans la performance corporelle dont le travail atteste. Estimer correctement la beauté du «paysage d’encre éclaboussée» de Sesshū – semblable à la façon dont on devrait apprécier la calligraphie japonaise – implique de ne pas simplement considérer les marques vues sur le papier, mais appelle également à apprécier les mouvements corporels qui ont créé l’œuvre. Parce que les mouvements spontanés de Sesshū étaient cultivés selon des pratiques bouddhistes zen très disciplinées, interpréter son art du paysage exige d’appréhender une esthétique qui embrasse également le philosophique et le religieux.

雪舟等楊

Sesshū Tōyō (1420-1506) fut une figure dominante du monde de l’art japonais. Il a contribué à initier une tradition artistique indigène à une époque où les pratiques philosophiques et religieuses s’émancipaient de leur influence chinoise, alors que le bouddhisme chan donnait naissance au Japon au bouddhisme zen. Sesshū faisait partie d’une trajectoire de plusieurs siècles visant à établir les formes japonaises de bouddhisme comme une caractéristique durable de l’identité religieuse, philosophique et esthétique du pays. Au cours de sa vie, le zen s’imposa en tant que discipline religieuse, ainsi que les arts qui lui sont connexes, sous le patronage d’Ashikaga.

Geidō 

La période Muromachi fut l’époque de l’esthétique zen : non seulement la peinture à l’encre monochrome, mais également toutes les pratiques esthétiques japonaises telles que la calligraphie, la cérémonie du thé, le drame Nō et le jardinage à sec. Pendant cette période, un changement affectait le monde de la peinture qui évoluait de la peinture chinoise (唐絵 kara-e) à la peinture japonaise (大和絵 yamato-e). Les représentations de divinités à des fins de dévotion et les peintures de thèmes taoïstes et bouddhistes (dōshakuga) ont été supplantées par l’initiation d’une tradition artistique à la recherche d’idéaux purement esthétiques. La peinture de paysage était au cœur de ce mouvement.

La plupart de l’œuvre de Sesshū Tōyō a été réalisée après un séjour d’environ deux ans en Chine (1467). De ce séjour, il rapporte de précieux documents et des textes théoriques sur l’art de peindre. Il peint lui-même des œuvres dans le style chinois des peintres de la dynastie Song (tels que Liang Kai, Li Tang, Xia Gui ou Mu Qi). Pour signifier la filiation des œuvres, il appose la signature de ces maîtres à côté de la sienne. Toutefois, Sesshu cherche moins à reproduire qu’à comprendre et maîtriser chacun des styles qui l’influencent.

Grand maître du lavis monochrome, son trait est plus vigoureux que celui de son maître. Son style heurté évite la courbe, utilise un trait noir et épais traçant des lignes brisées qui se combinent pour former des compositions d’esprit zen où le dynamisme du geste est mis au service d’une composition structurée. Une certaine tension entre les lignes horizontales et verticales cherche moins à traduire l’apaisement qu’une énergie forte et maîtrisée. Parfois, il n’hésite pas à éclabousser la feuille de papier de taches d’encre qu’il reprend et précise ensuite au pinceau, donnant à certains de ses paysages l’aspect d’une ébauche et le caractère de l’improvisation. Il influença de nombreux artistes dont Hasegawa Tōhaku.

Sesshū était célèbre pour ses paysages, en particulier son fameux Paysage d’encre éclaboussée pour lequel il a été immortalisé. Cette peinture offre un aperçu d’un concept central de l’esthétique japonaise discuté ci-dessus, à savoir le yūgen.

La grâce mystérieuse de sa peinture de paysage la plus célèbre dérive autant de l’espace laissé intact, de l’invisible et de l’absence (souvent appelées les veines de dragon d’une peinture) que de ce qui est peint et visible. L’œuvre paraît incomplète, toujours en formation, et les espaces dramatiques négatifs créés par les brumes permettent aux différentes formes de se dissoudre et de se fondre les unes dans les autres, mais plus décisivement, selon la dynamique yūgen, cette négativité invite le spectateur dans le peinture pour la compléter activement. Comme l’ont montré des artistes utilisant les principes yūgen dans d’autres genres, l’incomplétude et l’allusivité de l’œuvre d’art invitent le spectateur à entrer dans la scène.

Le spectateur doit se fondre dans l’image, compléter les espaces vides, en faire un élément vivant de la nature elle-même,« entre »visible et invisible».

Marcello Ghilardi in The Line of Arch: Intercultural Issues between Aesthetics and Ethics

Sesshū ne cherche pas à rendre chaque détail du paysage pour atteindre une vraisemblance représentationnelle, pour représenter un objet qui serait discernable pour un sujet. Le but est de ne donner qu’une suggestion ou une trace d’arbres, de montagnes ou d’eaux, qui semblent se nier en tant qu’objets. En conséquence, Sesshū ne circonscrit pas les formes mais offre l’impression d’une immédiateté poétique en les décomposant. Une abréviation et une abstraction extrêmes sont employées de telle sorte que toute forme, même discernable, est poussée aussi loin que possible de l’objectivité sans disparaître complètement dans l’informe.

Village de montagne dans la brume, Yujian
Village de montagne dans la brume, Yujian

[Les peintres chinois peignent le] paysage dans la tonalité de comme si, sur le mode d’apparaître-disparaître, à la fois « comme s’il y avait » et « comme s’il n’y avait pas ».

Francois Jullien in La Grande image n’a pas de forme

Le groupement central des arbres, l’auberge se fondant dans leurs troncs et le petit rameur apparaissent tous mais se sentent sur le point d’être perdus, peut-être déjà en train de devenir un vague souvenir, de se dissoudre complètement sous un coup de pinceau. Un spectateur sensible ne perçoit pas simplement une représentation de cet événement, mais peut ressentir les gestes radicaux et spontanés qui ont donné lieu à l’éphémère de la scène. Apprécier cette caractéristique esthétique de la peinture invoque les principes bouddhistes que Sesshū aurait cultivés en tant que moine zen.

Paysage Haboku, Sesshu
Paysage Haboku, Sesshu

La vie et l’œuvre de Sesshū sont exemplaires pour l’esthétique japonaise étant donné que sa pratique n’était pas esthétique dans un sens restreint, mais englobait également les principes religieux et philosophiques du bouddhisme zen d’inspiration taoïste. Paysage d’encre éclaboussée a été composé pendant la 76e année de Sesshū, une époque où il affirmait que ses yeux « devenaient embués » et que le taoïsme était de plus en plus influent dans sa peinture. En tant que peintre-prêtre, tant sa pratique méditative que artistique aurait visé la négation de soi, la réalisation du « non-soi » selon l’objectif de l’entrainement zen.

Sesshū a-t-il peint la nature ou cette nature s’est-elle peinte à travers Sesshū ?

Kitarō Nishida

La peinture faisait partie des pratiques esthétiques japonaises appelées 芸道 geidō. Le sinogramme 道 dào ( dō ou michi en japonais), que l’on retrouve dans le nom du tir à l’arc (弓道 kyudō ), d’arts martiaux (柔道 jūdō), de la calligraphie (書道 shodō), de l’arrangement floral (華道kadō), de la cérémonie du thé (茶道 sadō), indique l’orientation philosophico-religieuse de ces pratiques. Se mouvoir selon le 道 dào, c’est se mouvoir avec une spontanéité naturelle comme une incarnation du principe du non-agir (無爲 wú wéi). Agir spontanément implique de dépasser la dualité activité-passivité : le monde bouge le corps autant que le corps bouge dans le monde.

La grâce naturelle de l’épéiste, du calligraphe ou de l’acteur Nō est également caractéristique des gestes du peintre. Toutes sont des pratiques corporelles qui cherchent à s’harmoniser avec les mouvements spontanés du dào par le non-agir. Ainsi, apprécier la valeur esthétique du pinceau de Sesshū, c’est reconnaitre sa source religieuse bouddhiste et taoïste. Parce que les observateurs peuvent harmoniser leur propre corps avec les mouvements animant la peinture, l’œuvre suscite plus que des jugements esthétiques, elle est elle-même le lieu de culture d’une discipline religieuse-philosophique.

La technique de l’encre éclaboussée employée par Sesshū est particulièrement exemplaire du cadre élargi de l’esthétique japonaise. L’encre éclaboussée (hatsuboku) était l’une des nombreuses techniques spontanées à l’encre cassée (haboku) originaires de Chine, que Sesshū a apprises en voyageant en Chine pour étudier avec ses peintres et pratiquer dans ses monastères. Les techniques allaient des lavages et éclaboussures spontanés au jet d’encre et aux gouttes. Si ces méthodes semblent imprudentes et étaient associées à une esthétique de l’ivresse et à une esthétique de l’accident, le langage des éclaboussures d’encre est en fait le style le plus exigeant, considéré comme la forme d’expression la plus élevée et le test suprême de la compétence de l’artiste. Cette méthode a été pensé pour tester la sensibilité de l’observateur comme aucun autre genre. Le style est né avec les lettrés de la peinture de paysage chinoise du Sud qui ont privilégié la suggestion poétique de style yūgen, plutôt que l’approche académique détaillée et descriptive de l’école du Nord. Ainsi, suivant cette tradition, des peintres tels que Sesshū n’ont pas cherché à développer une compétence virtuose pour créer une image d’art pleinement formée, mais en niant le moi et en se s’harmonisant avec les mouvements de la nature, ils suivent le précepte taoïste selon lequel la grande image a pas de forme.


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